Pour commencer, voici l'histoire du Zerno, telle que décrite dans mon livre
Chronique de Morzine, page 45 et suivantes,
nous sommes au XIe siècle:
-- LES PREMIERS HABITANTS DE LA VALLÉE ---
Avant d'aller plus loin, il nous reste
deux questions à examiner.
La première est celle-ci : Y avait-il des
habitants dans la vallée lors de l'établissement des Religieux à
Saint-Jean-d’Aulps ? Plusieurs historiens insinuent que ce terrain était
inculte et désert. D'autres pensent qu'il était déjà habité. Cette dernière
opinion semble fondée pour les raisons suivantes ; d'abord,c'est la tradition
locale déjà recueillie par M. l'abbé Marullaz* (Hommes et Choses de
Morzine), dont voici l'exposésuccinct : Lorsque les religieux furent
établis à Saint-Jean, ils trouvèrent sur le territoire de Morzine, trois
personnages, dont l'un, le Jhernoz, habitait Serraussaix [au lieu dit
les Germes ?], lesecond, le Grou Braichard [Richard ?], était fixé au
Baôd'Aulps** [le Beaudo dans la vallée de la Manche], et le troisième,
la Dreffena [trois femmes ayant un chalet vers la fontaine de la
Dorfenaz ?], résidait à Nion. L'abbé les fit donc appeler.
Introduit dans le monastère, le Jhernoz quitte son manteau de peau et
l'expose à un rayon de soleil qui pénétrait dans la salle, puis il se
mit à marcher, faisant trois pas en avant et trois pas en arrière. A
cette gymnastique, l'abbé reconnaît que cet homme est animé de bons
sentiments, il le laisse donc partir en paix. Le fonds de cette
tradition est vraisemblable. Les indigènes devaient habiter la montagne
et non la plaine, parce que celle-ci offrait peu de sécurité. Elle
servait de passage aux invasions étrangères qui la traversaient pour
pénétrer dans le Valais, dans le Faucigny, le Valais et le Genevois. Du
haut de leurs belvédères et refuges, les habitants pouvaient surveiller
les mouvements des envahisseurs et, au besoin, prendre la fuite. Pendant
ces siècles troublés, la plaine s'était couverte de forêts. Installés
dans le voisinage, les Religieux devaient faire connaissance avec leurs
sujets. Sans doute, ils n'en connaissaient pas le langage.Pour
s'expliquer, on dut recourir à des signes. Le manteau exposé aux rayons
du soleil pouvait signifier que cet astre luit pour tous et que les
nouveaux maîtres n'avaient pas le droit d'en priver ceux qui se
trouvaient sur leurs terres. Les trois pas en avant et en arrière
semblent indiquer que le comparant n'était pas grand seigneur, capable
de porter ombrage à l'autorité de l'abbé, mais qu'il vivait au jour le
jour, tantôt dans la prospérité, tantôt dans l'adversité, qu'au bout de
l'année il n’était pas plus avancé qu'au commencement. Le Jhernoz
aurait-il voulu indiquer par là qu'il émigrait de temps en temps pour
rentrer ensuite au foyer ? Dans ce cas, le mouvement d'émigration que
l'on constate depuis quatre ou cinq cents ans, c'est-à-dire depuis
l'époque où l'on trouve quelques documents, daterait de bien plus loin.
Notons que ces trois personnages, qui se trouvaient dans chacune des
trois sections actuelles de la commune pouvaient être la
personnification, les représentants d'une population plus ou moins
nombreuse. Cette affirmation est déduite du fait que, quelques années
plus tard, lors de la publication des bans champêtres, en 1213, il fut
convenu entre les Religieux et les habitants : que celui qui serait le
premier, c'est-à-dire le tronc, dans chaque hameau serait responsable de
tous les servis dus par ses consorts. Il y a des rapports entre le
Jhernoz (germe, racine) et le Tronc dont parle cet acte.
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-- La légende du Zerno --
Les explications publiées
par l’abbé Pissard diffèrent de ses
notes manuscrites ; « L’abbé
d’Aulps fit appeler le zerno à Saint Jean et lui demanda des
explications sur sa croyance. Il répondit en étendant son gros manteau
roux au soleil, sur le plancher de la chambre, ce qui
signifiait d’après la tradition qu’il croyait en Dieu. Ne pourrait-on
pas donner aux détails de cette entrevue l’interprétation suivante ? Ces
trois individus représentaient quelques habitants indigènes qui
habitaient le pays à l’époque ou la vallée fut donnée par le comte de
Faucigny. Ceux-ci apprenant par les premiers colons l’existence de ces
indigènes, voulurent sans doute les convoquer pour faire connaissance
avec eux, régler leurs titres de propriété et leur apprendre que toute
la vallée était aux religieux. Ce que voyant, les indigènes étendirent
leur manteau au soleil, pour montrer que tout le monde a droit à la
terre, comme tout le monde a droit au soleil. » Cette histoire qui se
transmet de génération en génération est plus à considérer comme une
légende que comme un fait historique vérifié, et il n’y a à ma
connaissance qu’une seule version écrite, celle de l’abbé Pissard, de
plus, elle diffère entre ses notes personnelles et la forme publique
qu’il en donne dans la chronique. Estella Canziani* cite une légende
similaire entendue dans la vallée des Arves en Savoie. Une autre
explication de ce mythe de la fondation de Morzine est fournie par
Charles Népotte**, qui a rédigé un mémoire d’ethnologie, dans lequel il
compare les versions de John Baud et du Chanoine Marullaz. Il établit
comme traduction sociologique du mythe dans la société morzinoise, un
rapport entre les Rats Blancs (population plutôt religieuse et
conservatrice vivant rive droite de la Dranse), et les Rats Rouges
(population plus progressiste). Selon lui ; « Le mythe explique que
Morzine a été initialement unitaire ; mais pour acquérir les biens de la
culture il a fallu sortir de la nature donc à perdre son rapport au
sacré. L'histoire du mythe explique en effet comment le Grou Braiçhard
est sorti de la sauvagerie morzinoise préexistante pour s'allier avec
les moines. Comme finalement tout le monde se retrouve dans la vallée,
il n'y a plus alors d'espace de liberté. En conséquence si la société
morzinoise accepte les principes d'autorité des abbés elle veut
conserver son indépendance : elle aura donc son église qui ne sera ni
Rat Blanc ni Rat Rouge. » Suit un chapitre consacré au mythe du choix de
l’emplacement de l’église, qui sera décrit plus loin par l’abbé Pissard.
Le patronyme Gerno, est selon Généanet surtout porté dans les
Côtes-d'Armor, c'est la forme bretonne du nom de personne d'origine
germanique Gernwulf (gern = ardent, zélé + wulf = loup). |
Seule la légende (ou la tradition orale) nous renseigne sur les premiers
habitants de Morzine. Ils vivaient sur les alpages, car l'emplacement du futur
chef-lieu et des hameaux était couvert d'épaisses forêts.
Elle a conservé les
noms de trois familles qui tiraient leurs subsistances de leurs troupeaux et ne
descendaient pas, même l'hiver, au fond de la vallée. Le Grou Braîchard et les
siens vivaient au-dessus du Bao d'Aulps; le Jhérnoz dans la région de ce
nom, en direction d'Avoria, et les Dréfennes (trois femmes disent les uns,
"Tret Fénets"), figures assez mystérieuses, tenant de la fée, habitaient près de
la fontaine des Drefermaz, dans les près de Nions.
Leur abbaye construite,
les moines invitèrent les montagnards à y suivre les offices.
Le Grou
Braîchard, homme pieux, monté sur sa mule et suivi de sa famille, descendait à
St-Jean d'Aulps tous les deux dimanches pour y assister à la messe ; il avait
grande allure avec sa belle barbe, son manteau rouge, la hache brillante qui lui
servait à tuer les ours, les loups et les féroces lynx hantant les forêts.
Par contre le Jhérnoz, sourd à l'invite des religieux, refusait toujours de se
rendre à l'abbaye. Lassé par leurs injonctions, il se présenta un jour au
monastère.
- Pourquoi, lui dit l'abbé, ne viens tu pas ici, comme les autres,
prier Dieu (ou payer la dîme, selon certains conteurs).
- Je l'invoque aussi
bien là-haut, près du Ciel, que dans ta sombre demeure !
- Mais, comment
pries-tu ?... et t'écoute-t'il ?
Un rayon de soleil pénétrait dans la salle. Le
Jhérnoz dégrafa son manteau de cuir de loup, et le lança du même geste sur le
rayon solaire où il demeura suspendu à la stupeur de l'abbé.
Puis le Jhérnoz
fit trois pas en avant et deux pas en arrière et dit :"Voilà comment je prie
le Créateur, ami des hommes, et pourquoi je n'ai nul besoin de venir l'invoquer
chez toi."
L'abbé le laissa partir.
Les vieux conteurs diffèrent sur
l'explication de cette scène. Le Jhémoz est considéré comme un champion
des franchises des montagnards, comme un adorateur du soleil, ou même
comme un sorcier.
Les Dréfennes connaissaient les vertus des
plantes de la montagne, les mystères des fleurs et des sources et les
gisements de métaux précieux. On trouve dans ces contes d'étranges
réminiscences des légendes germaniques. »
-- Le Chanoine Marullaz en donne aussi
une version légèrement défférente --
Par contre le Jhérnoz refusait
toujours de se rendre à l'Abbaye, malgré les instances de l'Abbé si bien
que ce dernier, découragé, avait perdu l'espoir de vaincre la résistance
obstinée du montagnard. Aussi, grande fut sa surprise, lorsqu'il vit, un
beau jour, le Jhérnoz en personne, sur sa jument, entrer à l'Abbaye.
- Eh bien, lui dit le bon
Abbé, dis-moi donc pour quel motif tu ne viens pas plus
régulièrement prier Dieu*.
- C'est que je l'invoque
aussi bien chez moi, près du Ciel, sur ma montagne, que dans ta sombre
demeure.
- Mais, comment fais-tu pour le prier
?... et crois-tu qu'il t'écoute ?
Le Jhérnoz prend alors son
manteau de peau de loup, et le lance sur un rayon de soleil, pénétrant
dans la salle.
Au grand étonnement de l'Abbé et de
ses religieux, le manteau reste suspendu sur le rayon solaire...
Le Jhérnoz fait ensuite «
trois pas en avant, et deux pas en arrière » ; et s'adressant à l'Abbé :
« Voilà, dit-il, comment je prie le Créateur ami des hommes, et pourquoi
je n'ai nul besoin de venir le prier chez toi ».
L'Abbé le laissa partir, et
ne lui demanda plus rien à l'avenir ».
*ou payer la dîme
selon certains conteurs .
MARULLAZ (François) : Hommes et Choses de Morzine, simples glanes – Imp.
Masson – Thonon – 1912.
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